Année de diffusion : 2015
Descriptif du documentaire :
Des insectes dans nos assiettes ? Pour deux milliards d’humains, manger des insectes n’a rien d’exotique. Nourrissant et écologique, ce “minibétail” incarne-t-il le futur de nos repas ?
Sur une mousse de petits pois est plantée une poignée de brindilles brunâtres. Ces tortillons ridés sont en fait des vers de farine, ou Tenebrio molitor, des rampants qui se nichent d’habitude dans les placards de cuisine. Mais ceux-ci ne risquent plus de bouger : ils sont cuits, tout comme les grillons qui suivent au menu du restaurant niçois Aphrodite.
L’établissement est l’un des très rares en France à proposer des insectes à sa carte. Incrustés dans un crémeux de maïs, pattes repliées, les orthoptères semblent défier les gourmands de leurs gros yeux noirs : «Oserez-vous m’avaler ?» Au final, les gastronomes les plus téméraires les croquent, découvrant sous leur palais des notes de fruits secs, de noisette et de pop-corn. A l’origine de cette rencontre improbable entre gastronomie et entomologie, un chef étoilé, David Faure, mû par un désir d’innover et de provoquer.
Son menu insectes, intitulé Alternative food, ne constitue qu’une petite partie de son chiffre d’affaires. Mais il ne laisse personne indifférent. «Certains adorent, mais d’autres ne veulent plus revenir depuis qu’il est à la carte. J’ai même reçu des lettres d’insultes et des menaces, déplore-t-il. Pour moi ça ne change rien, je suis convaincu que les insectes sont le futur de nos assiettes.» Propos d’un allumé des fourneaux ? Pas du tout, estiment les biologistes, entomologistes et industriels que nous avons rencontrés. Ni anecdotique ni nouvelle, l’entomophagie (la consommation d’insectes) a, au contraire, un bel avenir devant elle. Elle constitue même l’une des clés pour subvenir aux besoins en protéines du genre humain, et ce de façon écologique.
Les insectes vont-ils glisser une patte dans nos gamelles européennes ? La question serait plutôt quand et comment.
Dans son lumineux bureau parisien, face à un sachet entamé de sablés aux insectes, le biologiste, auteur d’ouvrages pédagogiques et documentariste Jean-Baptiste de Panafieu confirme le pronostic. «Pour l’heure, la consommation de ces petites bêtes est anecdotique, mais dans dix ans, il y en aura dans les croquettes de nos chats et de nos chiens.
Et dans une petite vingtaine d’années, nous en mangerons régulièrement.» Le scientifique a publié récemment Les insectes nourriront-ils la planète ? (éd. du Rouergue), un ouvrage qui fait tomber beaucoup d’a priori sur le sujet. D’abord, l’entomophagie a une longue histoire, même en Europe. Nos ancêtres préhistoriques collectaient déjà des chenilles, des termites et de grosses larves afin de se rassasier. Dans l’Antiquité, les Grecs salivaient devant des plats de larves de cigales et le philosophe Aristote a vanté leur exquise saveur dans ses écrits.
Quant aux Romains, ils se régalaient de vers de chêne. «Même si la Bible interdit de manger des bêtes rampantes, on a continué partout en Europe à manger des insectes jusqu’à aujourd’hui», poursuit Jean-Baptiste de Panafieu.
Même vous, lecteur, en avez déjà savouré ! «On estime en effet qu’un Européen absorbe chaque année, à son insu, 300 grammes de bestioles diverses, cachées dans les fruits, broyées dans les farines, les confitures… Sans compter le colorant rouge E120, extrait de la cochenille.» Dans le monde, c’est beaucoup plus, et au grand jour. Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), les insectes font partie de la consommation de 2 milliards d’individus.
Le taxonomiste hollandais Yde Jongema, du laboratoire d’entomologie de l’université de Wageningen, a établi une liste de 1 900 bestioles comestibles à travers le monde.
«Certes, ils ne constituent parfois qu’un plat occasionnel, et, dans des sociétés qui se sont enrichies, la consommation de volaille et de poisson a tendance à s’y substituer, tempère Jean-Baptiste de Panafieu. Mais les insectes font partie intégrante de l’alimentation “normale” en dehors des frontières européennes.»
Et le phénomène va s’amplifier car la consommation d’insectes est une réponse à l’accroissement des besoins alimentaires. D’ici à 2050, la FAO estime que la planète devrait compter 9 milliards d’habitants, et que la demande en protéines animales pourrait doubler. «Si tous les humains adoptaient notre type de consommation occidental, dans quelques dizaines d’années l’ensemble des terres cultivées ne suffirait plus à l’élevage des volailles et des bovins», alerte Jean-Baptiste de Panafieu. Le «minibétail» permettrait de sortir de l’impasse. D’abord parce qu’il présente un profil nutritionnel presque parfait.
Le taux en protéines des insectes peut atteindre 75 %, pourcentage bien supérieur à celui de la plupart des viandes, œufs et volailles. Ils contiennent aussi des acides gras bénéfiques (oméga-3 et oméga-6), des vitamines, des fibres, des minéraux, et sont dépourvus de cholestérol. D’autre part, ces animaux à sang froid ont un très bon taux de conversion alimentaire. Ainsi, il faut seulement deux kilos de nourriture pour produire un kilo d’insectes contre huit pour produire un kilo de bœuf, d’après la FAO.
Cerise sur le sablé ? Nourrissants, les insectes ont, en plus, le bon goût d’être écolos. Les chercheurs de l’université de Wageningen ont montré qu’ils généraient beaucoup moins de gaz polluants comme le méthane et l’oxyde de nitrate. Produire un kilo de vers de farine engendrerait l’émission de 10 à 100 fois moins de gaz à effet de serre qu’un kilo de porc.
Conséquence : des industriels ont compris l’intérêt de ces petites bêtes comestibles. A Saint-Orens-de-Gameville, aux portes de Toulouse, de discrets hangars de 650 mètres carrés accueillent l’une des plus grandes sociétés européennes de production d’insectes destinés à l’alimentation humaine (et la seule française), Micronutris. A l’intérieur, si l’on ferme les yeux, on se croirait dans un champ en Provence.
Dans de grandes caisses, des dizaines de millions de grillons stridulent en frottant leurs élytres. Dans une pièce à part, des cagettes empilées contiennent un petit peuple blanchâtre et grouillant : des vers de farine, l’autre production de Micronutris. Au total, l’entreprise peut livrer chaque mois plus d’une tonne de bestioles à croquer. Dans un an, elle aura multiplié par dix sa capacité de production.
A la tête de cette entreprise créée en 2011, un trentenaire visionnaire, Cédric Auriol, convaincu du bel avenir de l’entomophagie. «Lorsque nous avons commencé, nous avons réalisé des études montrant que seuls 0,5 % des sondés en France avaient ingéré des insectes. Moins de quatre ans après, ce chiffre a été multiplié par dix !» Et ceux qui n’ont pas encore croqué d’insecte ne sont plus aussi méfiants. L’année dernière, un sondage réalisé par Micronutris a prouvé que 40 % des 5 000 personnes interviewées avaient un a priori positif sur les insectes comestibles.
Produire de l’insecte coûte encore cher : sept fois plus que les veaux, vaches, cochons…
Pour l’heure, l’entrepreneur vend surtout à des professionnels. Par exemple, le chef niçois David Faure ou le maître chocolatier de Mazamet, Guy Roux, qui pose, comme des bijoux, des orthoptères et des coléoptères colorés sur ses macarons ou ses bouchées au chocolat. Via Internet, sa société a déjà livré 20 000 particuliers. Sous la forme de biscuits au fromage, à l’oignon, au citron, au caramel ou «natures», déshydratés et aromatisés pour l’apéritif, les insectes commencent à trouver leur clientèle.
Malgré des tarifs salés. Comptez 12,50 euros pour un sachet de 10 grammes (soit 1 250 euros le kilo, la moitié du prix du caviar !) ou 7,50 euros pour un paquet de sablés de 160 grammes. Ces tarifs se répercutent chez les restaurateurs. Il faut débourser 63 euros pour le menu insectes de David Faure. «Nos coûts de production sont encore colossaux, justifie Cédric Auriol. Aujourd’hui, ils sont sept fois supérieurs à ceux des “autres” viandes bio.
l y a encore beaucoup de manipulations humaines pour nourrir, abattre, conditionner nos produits.» L’enjeu pour Micronutris est donc d’automatiser son activité. Il y a deux ans, il fallait 60 heures de main-d’œuvre pour obtenir un kilo de vers de farine, aujourd’hui 20 heures suffisent, et la société mise sur 20 minutes prochainement. Pour établir ce business sans équivalent dans l’Hexagone et être bien placée lorsque le marché décollera, la société doit également investir lourdement en recherche et développement.
Elle n’est pas la seule. Bipro, une start-up créée par trois entomologistes angevins, Delphine Calas, Fabienne Dupuy et Olivier List, ambitionne de commercialiser des insectes jusque dans les grandes surfaces. Mais les trois associés savent qu’il faut commencer par les rendre acceptables… donc invisibles. Leur plan ?
Les introduire dans des barres énergétiques, les vendre sous forme de farine, de plats préparés… «L’idée est de faire entrer progressivement leur consommation dans les mœurs, explique Fabienne Dupuy. La plupart des gens nous disent être d’accord pour ingérer ces petites bêtes s’ils ne les voient pas.» Mais pour l’heure, les chercheurs d’Angers n’ont pas ouvert d’élevage. «Nous attendons que la législation se mette en place», disent-ils.
C’est là le dernier et le plus sérieux frein à la production de ces croquantes créatures : un règlement européen du 15 mai 1997 «soumet tout nouvel aliment à autorisation communautaire avant mise sur le marché». Le texte ne mentionne pas spécifiquement les insectes. C’est pourtant sur lui que se sont appuyés, l’année dernière, des fonctionnaires de la Direction départementale de la protection des populations (DDPP) pour interdire à un restaurant cambodgien d’Amiens de vendre vers, grillons et scarabées.
La Commission européenne devrait donner son feu vert, mais cet assouplissement législatif ne prendra pas effet avant 2016. En attendant, les pionniers de ces micro-aliments se font tout petits car leur business est seulement toléré. Sur un coup de zèle de l’administration, plus de grillon grillé, de macaron d’insecte ou de mousse de petits pois truffée de vers de farine. Dommage !